À la fin de l’année 1640, le
capitaine de la garde civique d’Amsterdam Frans Banning Cocq et ses dix-sept
officiers commandent à Rembrandt un portrait destiné à trôner dans la salle des
banquets du quartier général Kloveniersdoelen. Le peintre est déjà célèbre,
notamment pour un autre portrait de groupe : La
Leçon d’anatomie du Docteur Tulp (1632).
Chaque soldat de la milice est ainsi prêt à verser jusqu’à 100 florins,
selon la place qu’il occupera sur le tableau, afin d’être immortalisé dans ses
plus beaux habits, le regard fier et triomphant. Austérité, stabilité et
virilité sont les mots d’ordre de ce type de portrait, qui s’exécute depuis des
siècles. Mais que Rembrandt est en passe de torpiller à grands coups de
clairs-obscurs !
Pagaille en pleine parade
Les regards fusent de toutes
parts, la troupe ne sait où se diriger, les lances s’entremêlent… Le spectacle
cocasse des officiers en marche pour parader est exposé au grand jour sur une
toile de cinq mètres de long sur plus de trois mètres de large. La raison d’un
tel chaos ? Des soldats qui festoient presque tous les jours de la
semaine, et qui ne font qu’entretenir un rite social – car depuis quelques
années, en Hollande, la guerre se livre exclusivement sur les mers.
Une troupe de bras cassés…
C’est une milice de pacotille
que semble donc dépeindre Rembrandt. Certains détails suggèrent même qu’elle ne
sait pas manier ses armes : un homme qui charge son arquebuse en marchant,
oubliant l’instabilité de son équipement ; un tireur au visage caché qui
laisse échapper de la fumée en plein milieu de la foule ; et enfin celui
soufflant sur son arme pour la refroidir, juste derrière son capitaine.
…qui joue aux soldats !
Presque une vingtaine de
personnages, et autant d’expressions détaillées que de chapeaux variés :
si certains sont affublés de casques morions – le modèle en vigueur au XVIIe siècle
–, un homme en armure (au fond à droite du tableau) est fagoté d’un casque
antique, comme s’il s’était déguisé pour jouer au soldat. À sa gauche, un
moustachu paré d’un chapeau semblable à un haut-de-forme passe pour le modèle
bourgeois s’essayant aux armes.
L’ombre
d’une rumeur…
Au premier plan, les deux
commanditaires de l’œuvre sont en pleine discussion. Le capitaine Frans Banning
Cocq s’exprime d’un geste indécis de la main, tandis que son lieutenant, Willem
van Ruytenburch, élégamment vêtu, semble compter les moutons à ses côtés… Mais
en regardant de plus près, l’ombre du geste interpelle : elle pourrait
valoriser le blason de la ville – peinte sur la broderie entre le pouce et
l’index – ou attiser les commérages sur une possible relation entre les deux
hommes…
Un poulet plumé ?
Qui est cette petite fille au
visage ridé, en plein milieu de la toile, plongée dans la clarté ?
Certains critiques d’art ont évoqué une mascotte. D’autres ont pensé à
Cornelia, une des filles du peintre disparue en bas âge, dotée du visage de la
mère de Rembrandt (dont il stockait des tas de portraits dans son
atelier !). Quelle que soit son identité, le rôle de cette enfant demeure
symbolique : le poulet attaché à sa ceinture est le symbole des arquebusiers,
la corne de cérémonie est celle de la compagnie, et la bourse pendant sur sa
robe renvoie à l’argent de la commande. La volaille, plumée et tête en bas,
sert sûrement de pied de nez !
L’œil acerbe de Rembrandt
« Je vous surveille et
contemple votre médiocrité », semble affirmer l’œil de Rembrandt, caché
dans le dos de deux miliciens. Avec ce bout d’autoportrait qui vient appuyer
tant d’affronts éhontés, les officiers hésitent… entre brûler l’œuvre et
maudire l’artiste. Résultat : Rembrandt ne reçut aucune commande publique
pendant quatorze ans, et si La
Ronde de nuit n’a jamais été
complètement endommagée, elle fut rognée en 1715 – jusqu’à amputer deux
personnages – pour être déménagée à l’Hôtel de ville d’Amsterdam, vandalisée à
coups de couteau par un déséquilibré au Rijksmuseum dans les années 1970, puis
aspergée d’acide par un visiteur néerlandais en 1990 !